Sacré Charlemagne


Charlemagne n'a pas inventé l'école. Il n'a pas non plus préfiguré l'Europe. Il a plutôt succédé aux empereurs de Rome, jetés bas en 476, trois siècles plus tôt. Le survivant de ses fils, Louis le Pieux ou le Débonnaire, laissa trois territoires après sa propre mort : Louis le Germanique à l'est, Lothaire l'aîné au centre, Charles le Chauve dans ce qui deviendra la France. Donc, indirectement, Charlemagne a créé la France et l'Allemagne, piliers paraît-il de l'Europe actuelle. Mais de son vivant, Charlemagne était le roi des Francs, succédant à son père Pépin III dit le Bref, de la famille des Pippinides. Il transporta la capitale à Aix-la-Chapelle, en territoire germanique, déplaçant ainsi le centre de gravité de son royaume.
Le volume que nous avons en main, signé Bruno Dumézil, cousin éloigné de Georges et, quant à lui, historien, fait partie d'une collection dirigée par Max Gallo, docteur en histoire. La collection s'appelle "Ils ont fait la France", elle est patronnée par Le Figaro et L'Express. Après tout, exalter les figures du passé remédie aux enseignements qui ne se donnent plus ou si peu dans nos belles salles de classe. Il n'y a pas de lien direct entre Charlemagne et la mainmise du Médef sur le code du travail. En son temps, Charlemagne fut légendé. Chacun sait qu'il n'avait pas de barbe fleurie, mais que pour se distinguer des Mérovingiens détrônés, les hommes de la famille portaient une simple moustache.
Or, qu'apercevons-nous sur la jaquette et sur la couverture ? Le moins qu'on puisse dire à la vue de cette tartouillade issue d'Auguste II Jean Baptiste Marie Blanchard est que notre glorieux ancêtre à tous, Charlemagne, manque totalement de majesté à un point redoutable. Il a bien plus l'air d'avoir mis le pied à l'improviste dans une pantoufle pleine de merde que de régner sur l'Imperium universale. Ses attributs, sceptre et globe sommé d'une croix, visiblement l'embarrassent et l'empêchent de se torcher. "C'est vrai ? je suis l'Empereur? sans erreur ? sans méprise, Elise ? "Que ces ornements, que ces voiles me pèsent" ! Regardons mieux : voyons aussi la méfiance, plus encore : la défiance, le regard de côté, de celui qui veille à tout et ne s'en laisse pas compter.
Du chien à qui l'on n'est pas près d'arracher son os qui pue. Nous savons que Charlemagne ne fut pas exempt de cruauté, comme le rappelle importunément le massacre de Verden, où plusieurs milliers de Saxons rebelles au baptême périrent saintement sous l'épée ou la hache : nous pouvons gloser sur les exactions de l'Etat islamiste. Charlemagne ici représenterait, également, l'un de ces despotes orientaux qui faisaient trucider leurs opposants sans le moinde état d'âme. Seulement, la perfidie n'est pas ce que les chroniqueurs ont retenu. Charles appliquait plutôt, de façon lointaine, la politique de Rome : les alliés sont bien traités, jouissent de toutes les faveurs ; se trouve-t-il un traître, tout son peuple en fait les frais c'est-à-dire meurt.
Finalement, cette bonhomie trouillarde et bourgeoise recèle une bonne résolution, le ferme désir de régner sans partage. Et ce qui donne au souverain cet air rondouillard, c'est la barbe. Cette fameuse barbe fleurie, aérodrome de toutes les taches de bouffe, ici soigneusement peignée, cotonneuse, vieille de Vieille : quelle idée d'avoir ainsi suivi la légende à la lettre ! même dès Roncevaux, "l'Empereur" n'était pas désigné autrement que par sa "barbe fleurie", alors que d'authentiques témoignages, statufiés qui plus est, attestent qu'il ne portait que les moustaches en croc des vigoureux Francs.
La couronne est posée comme un couvercle de soupière, bouffant tout le haut du front. Les yeux sont vifs pour un vieillard de 90 ans (il n'atteignit pas les septante). Les favoris masquent les oreilles, grandes ouvertes n'en doutons pas. Nez droit, bouche gourmande et dégagée sous la lèvre du bas, pour que les ordres s'en échappent sans confusion. Cette horrible barbe en ouate, celle de Dieu après tout, dont il est le représentant : la croix règvne sur le haut du globe, fermement assis dans sa main gauche - "ich garantiere die Stabilität" auraient dit les germains bâtards du XVIIIe siècle.
La vêture est somptueuse, quoique la gravure n'en montre pas l'éclat coloré. Tout est ici traditionnel, couronne et globe également sommés d'une croix grecque, le sceptre lui aussi porte une croix, ce qui rappelle la Trinité, car l'Empereur fut on ne peut plus pieux et généreux envers le clergé.
Charlemagne incarne ainsi l'autorité, bienveillante mais défiante, incarnation de la stabilité divine. Mais ce n'est pas de Dürer, assurément..

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