Namouna de Troyat

"Une femme est comme votre ombre :
courez après, elle vous fuit ; fuyez-la,
elle court après vous."
Telle est l'épigraphe placée par Musset en tête de son vaste poème galant Namouna. C'est aussi le titre d'un roman d'Henri Troyat, né en 1911, qu'il publia en 99 à plus de 85 ans. Ceci exlique peut-être le manque de conviction avec lequel nous avons abordé ce roman. Il ne fait pas partie de ses cycles, Viou, le Moscovite ou Gospoda zanaïet - Dieu sait - quelles "Eygletières". Le citoyen Tarassov s'est en effet longuement épanché dans une polygraphie peu ou prou incontinente, et finit dans la peau d'un Académicien. Dans Namouna, nous sentons la fatigue. Un nommé Petitberthier, fils de son père garagiste de luxe, épouse Alix, fille de bonne famille et d'une grande brûlée.
Il a toujours obéi à son père, sans y voir le moindre problème : papa a toujours raison. Il a examiné la fiancée de son fils, et lui a conseillé de régulariser la situation, lui-même en faisant autant à septante ans. Le fils, celui qui dit je, a 38 ans et en paraît 50 : il est temps, après maints vagabondages, de faire une fin. Rien d'affriolant, rien de bien passionné, tout est coincé, jusque dans le style, qui brille par son académisme, justement. Or, voici que sa femme, Alix, épousée enceinte et victime ensuite d'une fausse couche, ce qui sent le piège involontaire - disons que c'est la destinée, de telles choses arrivent - s'entiche en voyage de noces d'une chien de belle race, qu'elle appelle Namouna, et d'un autre chien, mâle, appelé Méphisto.
Les revenus familiaux (le père a ses bureaux Avenue de la Grande-Armée, derrière l'Etoile) permettant l'acquisition de chiens de race, voici notre jeune famille avec un couple reproducteur : première portée, deuxième, croisements incestueux entre chiens, premiers concours, premières récompenses. L'appartement d'Alix et de son époux, en région provençale, devient peu à peu un élevage, prestigieux, qui accumule récompenses et trophées: concours de beauté canine, de conformité à la race, alors qu'il n'existe pas de races comme vous le savez tous : juste la race des chiens. Jerrycane, comme disent les garagistes du XVIe. L'époux, qui n'a jamais eu envie de faire grand-chose (les fils de riches sont bien malheureux) se voit bombardé de fonctions fictives et bien rémunérées. Sa femme désormais s'ébroue au sein d'une multitude de chiens puants, soignés, pomponnés vétérinarisés à mort, collectionne les trophées dans de grandes vitrines, adore ses petits chouchous de toutous, et le couple va comme une galère lourdement chargée. Puis le mari, qui s'est rasé la barbe, explose: à la suite d'une visite de son père, il jette à la face de son épouse qu'il n'est plus rien du tout, juste un vice-sous-secrétaire adjoint, que toute intimité est bouffée par les cabots, qu'il retourne à Paris chez son père (un petit studio tout simple avenue de la Grande Armée).
Le dénouement ne se fait pas attendre, notre homme s'ennuie, demande deux chiens, Namouna et Méphisto, qui le lèchent abondamment, jouent dans le Bois de Boulogne, puis dépérissent : il faut les rapatrier en Provence auprès de leur prolifique descendance, et le héros revient la queue basse, confit de passivité, repentant, aimant, ayant enfin compris la bienfaisance, et ce sont là les derniers mots, de "la chaleur animale", sous-titre de cette sous-production intitulée Namouna. Il faut bien que les vieillards écrivent jusqu'au bout, et du Troyat, ça se vend (mort en 2007 à 96 ans). Que dire ? Les personnages sont esquissés. Père dominateur, fils obéissant, qui se contente de relaisser pousser sa barbe en se séparant (très momentanément) de sa femme, rappelant, en plus riche, le "professeur de cheval" dont il est question chez Nourissier (En avant, calme et droit).
Autant dire qu'il manque singulièrement de relief. Comme le roman,bien maigrelet, sans a parte socio- ni psychologique : juste narratif. La femme, Alix, croquée elle aussi en quelques lignes, serait conventionnelle sans sa passion dévorante pour l'espèce canine, spécialement la race - oh pardon - des petits lévriers italiens ou "levrettes d'Italie" : il faut découvrir le bon créneau, et s'y tenir, tel est le secret de la vente. Le Club Français du Petit Lévrier Italien, CFPLI, est, depuis 1960, le seul établissement français habilité à promouvoir cette race, oh pardon. Cela implique une cotisation, des contrôles, une réglementation, un style de vie, des relations triées sur le volet, une obsession étrangère par définition à ceux qui ne la partagent pas.
Mais comme le dit le narrateur, peu importe l'enjeu de votre passion, pourvu que vous en ayez une. Celle de l'évage canin ou félin ne vous a sans doute jamais effleurés. Vous aimez bien votre animal, le plus souvent corniaud pure race -eh merde... - mais de là aux aboiements nocturnes et à l'industrialisation mondaine en quelque sorte de votre existence entière, il y a une marge. Ces objets de luxe bichonnés, tatoués, vaccinés, enrubannés, ne semblent pas, pour un profane, les plus appropriés à communiquer une émotion bien profonde. Il faut se détromper : leurs croisements impliquent justement une extrême délicatesse, une grande fragilité physique et affective.
Ils ont des affections, voire des dépressions, comme les humains, il faut les aimer individuellement malgré leur multiplication, personnaliser les contacts, surveiller les truffes et les selles, allier les satisfactions vaniteuses et mondaines de propriétaires aux petits soins avec le sens de la bête et de l'affection, aimer son élevage. Et si vous aimez toutes les bêtes de votre élevage, pourquoi n'y adjoindriez-vous pas l'amour de votre mari, qui revient la queue basse mais pas trop après une brève escapade sans même une aventure féminine ? On s'habitue à sa femme, à ses lubies, on s'aperçoit qu'on n'a jamais cessé de l'aimer, que les bêtes n'ont pas été un obstacle à l'amour ni le second terme d'une alternative exclusive.

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